Commentaire sur les évènements de la journée du 14.09.2012 à Tunis.

Le vendredi 14.09.2012 fut une journée de colère dans le Monde Musulman, la vidéo «L’innocence des musulmans » avait provoqué une réaction vive, manifestations, émeutes, mises à sac d’ambassades, destruction de l’école américaine de Tunis.  En Allemagne le réveil fut particulièrement rude, car on se croyait être hors de cible, mais la mise à sac de l’ambassade allemande au Soudan montrait bien que tous l’occident était ciblé – et que cette mise à sac de l’ambassade à Khartoum ne fut pas l’œuvre d’un évènement de colère spontané, mais  bien préparé et orchestré en avance. La même chose semble avoir lieu à Benghazi.

Naturellement on pourrait se demander pourquoi cette vidéo, ce brûlot  islamophobe, déchaîne tant de  passion,   et en même temps la guerre civile en Syrie, où les bourreaux du boucher de Damas, tuent, massacrent jour après jour, n’ont  jusqu’à présent engendré  aucune démonstration de solidarité visible et audible  dans le monde arabe avec les victimes des massacres commis par les troupes de Bachar el-Assad. Cette question mériterait surement une réflexion approfondie (voire aussi ici).

La destruction des mausolées et de mosquées de Tombouctou par Ansar ed-Dine  en Juin/Juillet dernier n’a que je ne sache pas provoqué une telle indignation furieuse dans le monde islamique! En fait qui encore pense aux destins de manuscrits millénaires, qui fut le trésor de cette ville, qui de nos jours sont menacées par l’obscurantisme le plus arriérée !

On pourrait aussi demander à qui réellement profite la mise en circulation de la vidéo?

Personnellement la mort de John Christopher Stevens à Benghazi, et de voir l’ambassade américaine de Tunis saccagée, de voir partir l’école américaine partir en fumée, m’ont fortement touché. J’avais suivit les évènements de Tunis via le „live“ du Monde, et quelques sources twitter et j’étais littéralement foudroyé  par ce que j’ai pu suivre via twitter etc. Voici des extrais du reportage de Isabelle Mandraud (2012b) paru dans la version papier du Monde du 16.09.2012 : « Fenêtres brisées sur toute une façade, drapeau arraché, sol jonché de pierres mais aussi de douilles de balles et de cartouches de chevrotine, voitures en feu sur le parking… Des annexes continuaient à brûler, tandis que montait de l’école américaine toute proche, entièrement pillée et incendiée, un épais nuage noir visible à plusieurs kilomètres. …. A Tunis, avec une violence inouïe, des groupes de salafistes et de casseurs ont tenté de prendre d’assaut le bâtiment diplomatique américain aux cris d’«Allah Akbar» et «Obama, nous sommes tous des Oussama ». (Version électronique chargeable pour les abonnées le Monde.fr)

Pendant mes années tunisiennes, entre 2005 et 2008, – il y avait des périodes, où je passais plusieurs fois par jour devant les bâtiments de l’ambassade U.S., et devant l’école américaine, la  «American Cooperative School of Tunis» en faisant le trajet la Marsa – Tunis Ville et retour en voiture, car souvent  pendant cette période tunisienne j’habitais à la Marsa-Corniche.  La destruction de l’école américaine, est d’ailleurs un symbole très fort, car c’est un symbole du savoir qui fut mis à feu. Les lieux du savoir étant depuis tout temps cibles des violences déclenchées par l’obscurantisme de tout bord. Néanmoins, même si je considère que les évènements de Tunis du vendredi 14.09.2012 sont très graves, je pense, et là je rejoins l’analyse et le cri de cœur d’Isabelle Mandraud –« Sur la Tunisie, halte au feu ! » (Article réservé aux abonnés Le Monde/payant), que la Tunisie a encore toutes les chances d’évoluer vers une vraie démocratie, comme je l’avais déjà écrit dans les lumières du Fohrenbühl. Naturellement le danger salafiste a pris de l’ampleur, mais cela était prévisible. En plus, depuis le début du printemps arabe l’environnement géopolitique a fortement changé, la désintégration du Mali met en danger aussi bien l’Afrique subsaharienne et le Grand Maghreb, même l’Egypte et le Machrek, et je dirais même que l’Europe n’est pas à l’abri des conséquences des évènements dans le Nord du Sahel. La désintégration du Mali, l’infiltration de la mouvance  Touareg par AQMI au Nord du Sahel n’est d’ailleurs pas liée aux évènements en Lybie, car ceci s’est annoncé longtemps avant la chute du régime de Khadafi,  j’y avais même dédié un petit billet en février 2010. La chute du régime de Khadafi a peut-être précipité les choses, mais les failles et les structures annonçant des lourds problèmes au Nord du Sahel, la désintégration du Mali etc., étaient déjà bien visibles  avant,  il suffisait d’avoir un œil géopolitique attentif. La présence accrue d’AQMI dans le Nord du Sahel, la désintégration du Mali  font de cette partie du Monde un véritable « porte d’avion », un « terrain de refuge » pour AQMI  et les mouvances salafistes, d’où il est possible de s’infiltrer dans les états avoisinants pour les déstabiliser.

Donc depuis le début de la révolution jasmin en Tunisie, l’environnement géopolitique s’est nettement assombri pour la Tunisie. En plus à la question socio-économique, cette question fondamentale pour la survie durable d’un état démocratique, à cette question, le nouveau gouvernement tunisien, ce premier gouvernement tunisien issu d’une vraie élection démocratique, n’a jusqu’à présent trouvé aucune réponse significative. Ajoutons à cela que le dernier hiver fut , de plus, particulièrement  rude  dans le Nord de la Tunisie, par endroits il y avait plus de neige qu’ en Allemagne, par surcroît  il y avait une pénurie de bouteilles de gaz (voir aussi Blognotice 22.12.2011) : donc une grande partie de la population n’a guère l’impression que les changements politiques aient engendré une amélioration de leur situation socio-économique personnelle , bien au contraire. Et si par malchance la Tunisie devait encore affronter un hiver rude comme l’hiver 2011/12 on aurait vraiment  à se faire des soucis.

Mais je pense que l’avenir du printemps arabe en Tunisie  se jouera principalement sur l’évolution socio-économique du pays. Pendant mes années tunisiennes, j’avais aussi la chance de travailler dans les ruraux tunisiens, du Sud au Nord, et toutes ces fortes impressions que les ruraux tunisiens m’avaient  laissé je les avais inclus dans mes cours sur la géographie du Maghreb, spécialement dans le chapitre que j’avais dénommé « le Djebel a faim ». En fait j’avais emprunté le titre de ce chapitre au livre de Serge Moati « Du Côté des vivants », livre que j’avais acheté à la librairie Milles-feuilles à la Marsa, – et dont la lecture m’accompagnait pendant mes travaux dans les ruraux brûlants de Tunisie. Je me permets de citer quelques passages d’un chapitre qui m’a fortement marqué, car j’avais l’impression qu’ en fait les choses n’avaient guère changé loin des côtes qui s’étaient enrichies avec le tourisme, mais qu’une grande partie de l’intérieur du pays, n’avait guère profité des retombées du tourisme. L’intérieur de terres tunisiennes, c’était des pays  bien loin des côtes touristiques,  de véritables planètes à part.

Précisons que ce que Serge Moati fils nous raconte se passe pendant le protectorat français.

« Il y avait aussi parmi eux quelques évadés politiques, je vous le concède. Beaucoup venaient de Tripolitaine. Ceux-là ont composé le premier noyau de ces bandes armées. Et puis, ils ont recruté ce qu’ils ont pu et comme ils ont pu, y compris des gamins excités et désœuvrés… – Ils ont trouvé des volontaires dans les bleds les plus perdus … Ils leur disaient : « Tu n’es pas content de ton sort, la récolte a été mauvaise ou il y de la sécheresse, ton patron, ce salaud de colon, t’a renvoyé, viens avec nous dans le maquis… » L’action pourrait se passer à l’identique en Calabre, en Sicile, en Corse…

Rejoindre les fellaghas devient pour des types paumés une façon de s’opposer de manière forte et, si j’ose dire, romantique, à la présence française…

– Je me permets de vous donner une preuve de ce que j’avance, enchaine Papa. Au printemps dernier, vous le savez, le recrutement des fellaghas s’est accru. Pourquoi, selon vous ? …

Parce que c’était la période de chômage la plus terrible ! Entre la récolte de l’alfa et la moisson. On rejoint les rangs des fellaghas aussi parce que l’on a faim et que l’on se sent abandonné ! Voilà !

-« Voilà ! » Dites-moi, Monsieur Moati, vous pourriez écrire une thèse sur les fellaghas! Vous semblez si bien les connaître ! Curieux, d’ailleurs ce savoir presque intime…

– Je sens les choses. Je connais mon pays. Je suis Tunisien, après tout…

– Je vous croyais Français ?

– Je suis franco-tunisien. Voilà ce que je suis. Et juif

– Je sais

– Et livournais. Et arabe.

– Tout ça ?

– Tout ça. Et j’en suis fier !

Le problème est social ! Il faut reclasser les fellaghas, leur trouver du travail, leur donner de quoi manger ! Ce serait tout à l’honneur de l’administration française et des nouveaux pouvoirs tunisiens! Comme dit le secrétaire général de mon parti, Elie Cohen-Hadria : « Rendre nourricière la steppe brûlante, c’est en fin de compte en arracher pour l’éternité, la semence des fellaghas ! »

-C’est beau comme l’antique.

– C’est surtout vrai » (Citations extraites des pages 253-257 du livre « Du côté des vivants » de Serge Moati).

Cette conversation entre Serge Moati père et un colonel de l’armée française, dont nous parle Serge Moati fils dans son roman autobiographique « Du Côté des Vivants », s’est passée  durant les années cinquante du dernier siècle et depuis beaucoup de choses ont changé: la présence française, les colons français ont disparu, les fellaghas pour ainsi dire aussi. Le récit de Moati, – fiction ou réalité vécue, – cela n’a aucune importance – car ce fut ce fut une des réalités vécues des ruraux tunisiens d’après-guerre.

Mais la steppe est restée aussi brûlante de nos jours,  et je crois que ces professions  de foi de Serge Moati père rapportées par son fils Serge – sont toujours valables  c’est au moins ce que je ressentais pendant mes séjours dans les ruraux tunisiens. Et je me disais, si un jour la Tunisie devenait  par chance un état véritablement démocratique,  se débarrassant  de son lourd historique autocratique, il faudra absolument trouver une solution pour les populations des ruraux marginaux, les faire participer à la richesse nationale!

Car si la « steppe brûlante » pour utiliser les mots de Serge Moati père et de Elie Cohen-Hadria, si la faim, les sentiments d’abandon,  tous ces maux persistent en Tunisie,  ne disparaissent pas aussi bien du Djebel, des bleds, que des quartiers pauvres du grand Tunis,  l’avenir pour la jeune démocratie tunisienne s’annonce  plutôt sombre. Ceci dit, cela ne se limite pas au cas tunisien, mais ces problèmes se posent dans tous les états du Maghreb et bien au-delà !

C’est vraiment un grand défi,  et franchement l’actuel gouvernement, premier gouvernement tunisien issu  d’une élection libre et démocratique, le Gouvernement Hamadi Jebali semble avoir des grandes difficultés à trouver des réponses adéquates à  ces problèmes difficiles et cruciaux pour l’avenir de la Tunisie. Mais à ceux qui voient le printemps arabe tourner au  cauchemar, – il faudrait peut-être rappeler que la voie vers la démocratie de nos états occidentaux fut aussi un chemin long, périlleux, plein de dangers, de déceptions, de violences … tout cela ce ne s’est pas construit du jour au lendemain. Cela a pris du temps, même beaucoup de temps, de grandes lenteurs!

Personnellement, je crois que la société tunisienne peut réussir sa transition démocratique même si le chemin à parcourir sera long et difficile. Même très difficile, – voir partir l’American Cooperative School of Tunis en fumée  cela affecte d’une certaine manière mon optimisme, mais néanmoins je veux bien croire aux mots que je prononçais dans les lumières du Fohrenbühl : « je ne suis pas voyant, je ne partage pas le pouvoir clairvoyant de tant d‘ « experts du monde arabe » mais je pense que, si il y a actuellement une société du monde arabe qui pourrait réussir à construire une véritable démocratie laïque et une société libre c’est bel et bien la société tunisienne – le peuple tunisien . »

Je me permets de finir ce billet avec une citation d’Isabelle Mandraud « Les islamistes n’ont pas pris le pouvoir avec le couteau entre les dents: ils ont été élus, démocratiquement. Ils ne sont d’ailleurs pas majoritaires, ce qui les a contraints à nouer une triple alliance pour gouverner un pays encore déstabilisé, qui tâtonne et qui se cherche aujourd’hui une identité. Comment pourrait-il en être autrement dans une petite république qui n’a jamais connu la démocratie, même au temps de Bourguiba? Oui, l’islamisation de la société est un sujet sensible, mais qui mérite mieux que des caricatures. (Mandraud, I. 2012a, p.1) ». Oui je pense, que ces mots écrits par Isabelle Mandraud, même après les évènements d’hier, n’ont rien perdu de leur signification – bien au contraire !

Œuvres & sources citées :

Mandraud, Isabelle (2012a) : Sur la Tunisie, halte au feu! Le Monde Géopolitique, N˚ 21038 daté Dimanche 9 – Lundi 10 septembre 2012, page 1. (Version électronique chargeable pour les abonnées le Monde.fr)

Mandraud, Isabelle (2012b) : Tunis touchée par les violences anti américaines – Trois personnes sont décédées dans l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis par des groupes salafistes et des casseurs. Le Monde, Dimanche16- Lundi 17 septembre 2012, page 3. (Version électronique chargeable pour les abonnées le Monde.fr)

Moati, Serge (2006) : Du côté des vivants. Paris, Librairie Artheme Fayard, ISBN 2-213-63087-9

Christophe Neff, écrit le 15.09.2012, publié le 16.09.2012

3 Kommentare zu „Commentaire sur les évènements de la journée du 14.09.2012 à Tunis.

  1. Il n’y a que la stupeur et l’effroi pour traduire mes sentiments après les évènements de l’ambassade des Etats Unis et l’école américaine. Certes le film est très mauvais à tout point de vue mais j’espérais tout de même (peut être avec naïveté d’ailleurs) qu’on pouvait manifester pacifiquement! hélas, c’était sans compter avec les fameux salafistes, fléau néfaste qui gangrène la société tunisienne et dont le rayon d’action ne cesse de s’agrandir.
    Bref, la route vers la démocratisation de la société tunisienne est (et on le savait déjà) bien longue et périlleuse et j’observe avec inquiétude une société tel un navire chavirant en plein tempête et dont on se demande s’il arrivera un jour à bon port!

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  2. Moi aussi, cher Christophe,je crois que le chemin à la démocratie est très long et parsemé d’éceuils mais avec beaucoup de patience on peut y arriver parce que ll y’a un fonds et des bases assez solides sur lesquelles on peut bâtir une Tunisie pour tous . En fin je te remercie de tout coeur pour tes sentiments pour tes amis tunisiens.
    Aloui Ali

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  3. Les auteurs de ce film exécrable sur Mahomet sont des provocateurs qui méritent d’être sanctionnés. Des gens sont morts au nom de la liberté d’expression, en fait doit-on défendre des gens qui au nom de cette liberté, ne voient pas d’inconvénients à ce que d’autres paient pour leur propagande de caniveau ?
    Je suis pour la liberté d’expression pour ceux qui ne mettent pas les Autres en danger.
    Idem d’ailleurs pour Charlie-Hebdo.

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