
Le matin du mercredi deux mai, le jour où la France se préparait au fameux débat présidentiel, le face en face du second tour de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, je préparais un cours sur les changements de paysages et la géobotanique en Outre-Forêt. Les orages matinaux se dissipaient, la chaussée encore mouillée, – avant de me mettre au travail je déposai ma procuration de vote pour le deuxième tour des présidentielles à la (nouvelle) gendarmerie de Lauterbourg. En fait, je voulais faire une prospection botanique dans le delta de la Sauer à Munchhausen, – faire une reconnaissance géobotanique & phénologique pour voir quelles plantes était déjà en fleurs, si les orchidées avaient déjà commencé leur floraison. La route entre Mothern et Munchhausen était coupée, j’ai dû prendre la route de déviation via Neewiller-près-Lauterbourg, Wintzenbach pour accéder à Munchhausen, et c’est ainsi que je découvris une fois de plus la géographie de la France, – cette petite face d’Outre-Forêt que je ne connais guère. La grotte de lourdes, la soi-disant grotte du curé Heitz à Mothern, – un petit restaurant de campagne pittoresque à Neewiller-près-Lauterbourg, le restaurant de la République, une allée de platane, la D. 468 entre Neewiller-près-Lauterbourg et Wintzenbach digne des plus belles allées de platanes dans le midi français, ici et là quelques vestiges du vignoble nord-alsacien, qui autrement a presque disparu du nord de l’Alsace, sauf dans les environs de Cleebourg ou la viticulture subsiste encore (le fameux vignoble de Cleebourg qui s’étend sur les communes de Cleebourg, Rott, Oberhoffen les Wissembourg, Steinseltz et de Riedseltz), et dans la tranche que la route creuse entre Wintzenbach et Munchhausen à travers les dépôts limoneux et quelques vestiges de lœss les muscaris à toupet en pleine floraison. Arrivé à Munchhausen, après avoir traversé le pont de la Sauer à pied, – les Euphorbe des marais en fleurs, le paysage acoustique des chants du Coucou et des Cigognes claquetant. De loin, parfois le lointain bruit résonnant d’un train sur la ligne Strasbourg-Lauterbourg. Autrement c’est presque calme, – un paysage acoustique qui a presque disparu en Allemagne. Par vent d’est on peut entendre les vibrations de moteurs diesel des chalands du Rhin. Je fais quelques photos, en fait j’ai déjà une vraie petite collection de photos des paysages de Munchhausen, à travers les diverses saisons. Retravesant le pont de la Sauer, le clocher de Munchhausen en face de moi, je constate qu’on a beaucoup parlé de géographie durant cette campagne présidentielle – de paysages, des ruraux, de désindustrialisation – toute cette campagne elle etait pleine de géographie – un vrai tableau géographique de la France 2012.
Décidemment la « géographie » semble être le grand gagnant de cette élection présidentielle, et ceci grâce au petit livre gris du géographe Christophe Guilluy « fractures françaises » – livre qui a été écrit en 2010 et qui essaye de nous expliquer la perception de la mondialisation par les couches populaires françaises. Le livre a remis la géographie à la une des journaux (p.Ex « Intellectuels et politiques, une planète en recomposition dans le Monde.fr, ou «Au fond, la gauche pense que les électeurs du FN sont stupides» sur slate.fr ), et l’auteur Christophe Guilluy a eu droit à quelques interviews dans la presse nationale, dernièrement dans le Nouvel Observateur sous le titre « Le FN à une sociologie de gauche ». Le livre nous propose une lecture intéressante de la « géographie sociale actuelle de la France » et il a certainement le mérite de parler des milieux populaire dans l’espace rural français. Parfois je me demande, si les journalistes qui aiment tant citer le livre de Christophe Guilluy ont vraiment lu ce petit livre gris. La vote FN, en fait n’est ni une fatalité, ni un phénomène nouveau, – je renvoie à l’élection présidentielles en 1995 et le score exceptionnel du FN en Alsace.

Les saisons d’Alsace avait consacré un fort intéressant numéro « Réinventer l’Alsace – face aux dérives extrémistes et au repli identitaire » – livre qui mériterait certainement la relecture et la comparaison avec l’ouvrage de Christophe Guilluy. La France périphérique dont nous parle le livre de Guilluy, c’est cette France rurale & périphérique dans laquelle je travaille depuis vingt ans, – embroussaillement, fermeture du paysage, risque croissant des incendies de forêt, mais aussi « californisation » des paysages ruraux – engrenage de l’habitat avec la forêt croissante – c’est l’autre image de ces ruraux périphériques. Et cette image ne se limite pas à la France, en fait elle se rencontre aussi bien dans l’Alentejo au Portugal, qu’en Forêt Noire en Allemagne. Le désert médical est une autre facette de cet abandon des ruraux européens, – le petit pays où j’ai grandi en Forêt-Noire en Allemagne, la Raumschaft Schramberg, qui depuis quelque mois ne dispose plus d’hôpital ! Si j’ai une remarque critique envers le livre « fractures françaises » c’est qu’il ne nous présente pas la dimension européenne du problème, car si nous voulons trouver des solutions durables pour les multiples problèmes que subissent les ruraux périphériques européens face aux conséquences d’une « mondialisation dérapant » il faut les trouver au niveau européen. Repliés sur eux-mêmes, ni la France, ni l’Allemagne ne pourront pas y faire face. Néanmoins je trouve que le livre de Christophe Guilluy nous propose une lecture intéressante de la géographie de la France, – même si je n’adhère pas aux « interprétations marxistes » ou « néo-marxistes » de l’auteur. Mais le livre de Guilluy a déjà le mérite d’exister et de rappeler que la géographie a aussi son mot à dire. En Allemagne, la géographie, comme science universitaire et comme science applique se rétrécit de plus en plus.
Finissons avec une autre image d’outre-foret: en traversant la voie ferrée qui relie la gare Sncf de Lauterbourg au port rhénan de Lauterbourg et en voyant le début d’une reprise végétale sur la voie ferrée, suggérant qu’il n’y a plus beaucoup de trains qui circulent entre le port rhénan de Lauterbourg et la gare Sncf, si il y en circule encore de trains et l’observation qu’ il y a quelques années sur les faisceaux de voies sur la gare de Lauterbourg étaient encore garés des longs trains de marchandises – aujourd’hui ce faisceaux de voies la plus part du temps il est vide; l’abandon des ruraux français par la Sncf est une très bonne image de la désindustrialisation de tout un pays. Le fait que la voie ferrée reliant le port de Lauterbourg au réseau Sncf est de plus en plus recouverte par l’herbe –ce n’ est certainement pas un drame – mais de voir comment la ligne des Causses et la ligne des Cévennes sont de plus vouées à un lent abandon – on pourrait se demander si dans cinq ans le massif central sera aussi un désert ferroviaire. Fermeture des paysages par la reprise végétale massive, (et dans le midi cette fermeture du paysages est toujours équivalente de l’augmentation des risques d’incendies des forêts), désindustrialisation, abandon du service publique (fermeture d’hôpitaux, de ligne de chemins de fer, de classes d’écoles) sont souvent les conséquences de ce que j’appelle les « changements globaux » dans mes cours – et dans beaucoup de paysages ruraux – la population qui subit ces conséquences se sent trop souvent à l’abandon. Ce sentiment d’abandon il se manifestera surement dans les résultats des prochaines législatives de juin 2012. Le livre de Christophe Guilluy nous propose une intéressante lecture de cette France que se sent à l’abandon – et il nous donne des explications pour pouvoir comprendre le vote FN.
Pourquoi avoir combiné les impressions d’une reconnaissance de terrain pour un cours de géographie dans un terroir français, un pays français qui se nomme Outre-Forêt avec l’analyse d’un livre de géographie sur dynamique de la géographie humaine française et les conséquences territoriales des effets de la mondialisation? Comme géographe, j’observe les changements des paysages, je les analyse et je les interprète; je suis pour ainsi dire à l’écoute des paysages et surtout à l’écoute de la dynamique du manteau végétal, de géographe agraire, de la géographie des paysages. C’est mon métier!
Les élus devraient aussi investir plus de temps pour être à l’écoute des ruraux français et de chercher des solutions pour l’attente des habitants de « ruraux français ». Naturellement des solutions miracles, comme le précise Christophe Guilluy dans son livre n’existent pas – mais le fameux « alternativlos » – le soi-disant « sans-alternative » – qu’on entend si facilement sortir de bouches de hommes & femmes politiques, que ce soit en France ou en Allemagne, – cette politique peut entraîner une (grande) partie de l’électorat rural dans les bras des parties extrémistes ! Etre à l’écoute permanente de ses électeurs –pas seulement avant une échéance électorale, trouver des solutions, même si cela n’est pas toujours facile, – c’est aussi le métier d’un élu!
Photos: toutes © C. Neff 1.) Vue sur Munchhausen (2.5.2012), 2.) le restaurant de la République à Neewiller-près-Lauterbourg (2.5.2012), 3.) Fleur de Muscari comosum bordant la D. 80 entre Munchhausen & Wintzenbach (2.5.2012).
Livres et articles citées :
Guilluy, Christophe (2010) : Fractures françaises. Paris, ( François Bourin Editeur), ISBN 978-2-84941-201-5
Le Nouvel Observateur (2012) : Le FN a une sociologie de gauche. Une interview de Christophe Guilluy. Propos recueillis par Herve Algalarrondo. Le Nouvel Observateur, 3 mai 2012, p.44, n. 2478
Reumaux, Bernard (Éd.)(1995) : Réinventer l’Alsace. Face aux dérives extrémistes et au repli identitaire. Les Saisons d’Alsace, Automne 1995, n. 129.
Christophe Neff, le 5.5.2012
nous avons beaucoup de mal à déterminer avec précision qui sont ces „fameuses couches populaires“ dont tout un chacun se veut ou le représentant ou l’exacte copie.. En réalité, les couches dites populaires n’ont pas d’attaches politiques précises, dans leur ensemble j’entends.
J’en veux pour preuve le déclin du PCF et paralellement la montée du FN, tout cela dans les années 80; il est frappant de constater que des bastions communistes sont devenus des terres d’élection du FN mais aussi de la droite républicaine. Il faut se souvenir de ce qu’était la „ceinture rouge“ autour des grandes villes et de comparer avec la couleur politique en place aujourd’hui.
Je n’ai pas lu le bouquin de mr Guilly, mais il me semble qu’il faut se méfier comme de la peste d’une analyse qui irait chercher les raisons du vote FN dans des motivations strictement politiques: il me semble que c’est beaucoup plus simple, à savoir le sentiment d’abandon de bien des gens qui cherchent désespérement une solution à leurs problèmes; il est vrai cependant que le vote communiste avait lui une vraie motivation politique; pour autant, les mêmes électeurs passent d’un côté de l’échiquier à un autre…
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